"Les rois de l'Horizon"

      

 

      

 

... /... je compris qu'il se passait quelque chose d'anormal. Ce que je vis me parut être une vision. L'émir tendait à Slimane la bride d'un cheval gris d'une finesse extrême, merveilleusement harnaché de cuir brodé et d'argent, et mon pére adoptif, pétrifié, n'avançait même pas la main pour la saisir. C'était comme un tableau. À cette époque-là, je n'avais jamais vu de tableau mais plus tard j'en vis beaucoup, et je te le dis : c'était un merveilleux tableau, vibrant de reconnaissance dans le regard de l'émir et de l'immense bonheur de Slimane qui devait croire à un rêve. Le tout dans la brume lumineuse des matins du désert.

— Ceci n'est pas un cadeau, Slimane, cet étalon est à toi, c'est celui que tu as sauvé il y a quatre ans. J'ai attendu que mon meilleur dresseur termine son travail pour te l'offrir. Le cadeau que tu m'as fait, toi, seul Dieu pourra te le rendre.

Et l'émir s'inclina. Slimane comme un aveugle, prit la bride. Moi j'élevai ma main vers la bouche du pur-sang et il y déposa une rosée tiède, comme un baiser. Slimane retrouva la parole et, posant sa main sur ma tête, dit :

—J'en prendrai soin comme de ma fille.

— Alors je suis tranquille, dit l'émir avec ce sourire si doux que seuls quelques-uns lui connaissaient. Tu sais comme moi le proverbe :

« Celui qui possède un cheval arabe et le méprise. Dieu le méprisera. Celui qui possède un cheval arabe et l'honore. Dieu l'honorera. »

Hisan resta dans les écuries de l'émir mais nous allions le voir plusieurs fois par jour.

... /...


— Et après, que s'est-il passé ?

— Pour moi, pas grand-chose dans les jours qui suivirent l'ouverture de mon œil. J'hésitais entre faire l'exténuant effort de vivre et me laisser tranquillement mourir, je balançais entre les deux, sans pouvoir me décider. J'étais si fatiguée. Je me sentais comme une pâte à galette crue. Molle, plate, sans aucune volonté personnelle. Parfois je pleurais en silence. Mais le roumi s'en apercevait. Il touchait ma joue quand il me croyait endormie et j'entendais son soupir. Eugène Meynard est un homme que j'ai beaucoup entendu soupirer. Je ne comprenais pas sa langue et il avait bien mesuré à quel point je détestais l'entendre. Il se taisait. Je flottais Le temps passait.

Un jour il fit entrer dans la chambre une femme arabe. Elle était vieille, ses doigts étaient crochus et durs, mais sa voix était une musique à mon oreille. D'abord elle défit mes bandages, attacha fermement mon bras contre mon torse avec une corde et me lava entièrement dans une grande bassine d'eau tiède que le Roumi avait apportée. Elle lui demanda d'en apporter d'autres qu'il déposait devant la porte. J'étais tellement crasseuse qu'elle me gratta avec ces éponges végétales que l'on appelle loffa. Ce bain m'épuisait et m'emplissait de bien-être. C'était comme si, avec ma crasse, quelque chose d'autre s'en allait de moi. Tandis qu'elle faisait couler l'eau sur mes épaules, je pleurais. « Pleure mon enfant, pleure, pleure pour le passé mais ne perds pas courage pour l'avenir. Ce chrétien est meilleur que certains des nôtres, je te le dis, petite fille, accroche-toi à ton destin, ne perds pas courage.