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Impressions soleil voilé, fin août   

 

- Elle est toujours en train de nous dessiner ou de nous peindre, la fille ?

- Elle peint.

- Tu crois qu’elle vendra ses peintures ?

- Je me demande qui achètera ce genre de truc, ça fait plusieurs jours qu’elle est là, ça doit être toujours pareil, des gens culs nus, allongés.

- On n’est pas allongés, nous.

- C’est à cause de tout ce sable qu’il a envoyé partout, le chien. J’arrête pas de lui dire de faire attention, mais non…

- Elle doit peindre les changements de couleur.

- Comment ?

- Elle prend un modèle pâle comme du lait, le lendemain il est écarlate et avec un peu de chance, il vire au café.

- Que je vais attraper un coup de soleil sur le dos maintenant. Surtout quand il y a un peu d’air, on sent rien et on grille.


Je m’ennuie, je m’ennuie. Tout à l’heure un parasol s’est envolé, Maguy a failli le recevoir sur le bide, mais non, il est allé se planter à côté. Des sirènes, un peu de SAMU sur la plage, ça mettrait de l’animation. La ville me manque. Je m’ennuie.


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Il dit que je fais la gueule, que je veux jamais aller me baigner avec lui, mais si je suis bien comme ça ? Si je suis heureuse ? Moi une plage sans eau ça m’irait très bien. J’aime être comme dans un four sous le parasol et sentir mon cerveau qui ralentit, ralentit. J’ai l’impression que je vais fondre. Devenir une flaque, être absorbée par le sable. Je suis heureuse. Ça me change tellement du bureau. Tiens, mon cerveau est tellement fondu que je ne sais même plus le nom de mon patron. AAAH ! Je suis bien !



A quoi ça pense un homme seul qui a posé son livre et qui regarde la mer ? A quoi ? J’aimerais bien le savoir.


Il y a des gens qui dorment sur la plage comme chez eux. Ils sont épuisés sans doute par le plaisir, la fatigue physique, le travail, la fête, le chagrin ou quoi ? Ils s’abandonnent sur la plage, ils tournent le dos à la mer. Ils dorment vraiment.


Une femme s’avance dans l’eau. La soixantaine mince. Elle n’a qu’un sein. Elle est droite, les bras légèrement écartés du corps. Aujourd’hui je ne vois que des cicatrices sur cette plage. Aux cous, aux dos, aux épaules, aux ventres, comme les entailles qu’on fait dans le pain. Des coutures.


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La femme qui dort là, elle repose dans une flaque de sang. Qui l’a assassinée ? Le sérial killer de l’Espiguette. Mais comment il a fait avec tout ce monde autour ? Ah je sais. Pendant qu’elle se baignait, mine de rien, il a planté un couteau pointe en haut sous sa serviette. Elle s’est affalée, elle a poussé un grand soupir et c’était fait. Ah, non, elle a bougé un bras, relevé la jambe. Elle n’est pas morte. C’est seulement sa serviette qui est rouge.


 ☼


- Regarde moi ce chien ! Avant les chiens étaient interdits sur la plage naturiste, non ?

- Maintenant, si tu interdis les chiens, tu as plus d’humains.

- Ils pourraient les raser au moins !

- Ou leur mettre des culottes !


- Tu sais que l’année dernière Cécile a vu un aveugle sur la plage. Un type assez jeune avec des lunettes noires. Habillé comme en hiver, il se cognait dans les gens, les touchait avec sa canne blanche. « Excusez-moi, excusez-moi ». Et quand elle est partie, à cinq heures, elle l’a vu s’installer au volant d’une voiture et démarrer.

- Non ?

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La peau de la mer, la peau de la mer, j’arrête pas de penser à ça, la peau de la mer. C’est un tableau. Oui, un tableau avec un enfant qui décolle la peau de la mer, ou qui la soulève simplement ? Enfin, il montre ce qu’il y a dessous. Et qu’est-ce qu’il y a ? Je ne m’en souviens plus. Un tableau. De Picasso ? Non. Du peintre de Cadaques, comment il s’appelle déjà ? Dali, ah oui, Dali. Salvador.



Je me demande pourquoi ces gens s’acharnent à faire voler leur cerf-volant. Ils ne peuvent pas laisser le ciel tranquille ?


- Tu sais que Joëlle et Bertrand étaient partis en voyage de noce dans un camp de nudistes ?

- Hum…

- Eh bien lui, le premier jour il a attrapé un terrible coup de soleil sur le zizi.

- Humm ?



- C’est fini, je veux plus coucher avec toi.

- Qu’est-ce qui t’arrive tout à coup?

- Il m’arrive que je suis une femme.

- Première nouvelle !

- Si j’étais un cochon d’Inde ou un pur sang arabe tu me traiterais comme un cochon d’Inde ou un pur sang arabe, hein ? Mais il se trouve que je suis une femme et que tu ne me traites pas comme une femme alors ça suffit.

- Et comment ça se traite une femme ?

- Cherche, achète un mode d’emploi qu’est-ce que tu veux que je te dise ?


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- Tu as vu le bébé à droite ?

- Oui.

- Il n’est plus sous le parasol

- Et alors ?

- Il est tout rose,

- Et alors ?

- Il va frire

- Et alors ?



S’anéantir. Se dissoudre. Seulement le sol dessous, le soleil dessus, le bourdonnement de la foule autour. Le vide à l’intérieur. Flotter entre ciel et mer sans avoir absorbé aucune substance. Merde ! Encore ce marchand ambulant qui me déchire les tympans avec son cri de guerre : « Chichi ! Boissons ! » Ils en ont trouvé un qui accepte de pousser sa carriole cul nu. Il est tout caramélisé. L’année prochaine on demandera un muet.



Je viens depuis vingt ans me baigner parmi les nudistes. Je me dis qu’à force, je finirai par accepter cette horreur que j’ai entre les jambes. Je fais semblant de dormir les jambes écartées. Entre mes paupières mi-closes, je vois les gens passer au bord de l’eau. Ils me regardent à leur aise. Bien sûr. Aucun ne saute en l’air ni ne fuit en hurlant d’horreur. Ils ne poussent pas le moindre petit cri. Ils passent. Ils sont fous. Comme si mon sexe était normal. Il est laid, affreux à faire peur. Je n’arrive pas à m’y habituer.

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Je viens depuis vingt ans me baigner parmi les nudistes. Je me dis qu’à force, je finirai par accepter cette horreur que j’ai entre les jambes. Je fais semblant de dormir les jambes écartées. Entre mes paupières mi-closes, je vois les gens passer au bord de l’eau. Ils me regardent à leur aise. Bien sûr. Aucun ne saute en l’air ni ne fuit en hurlant d’horreur. Ils ne poussent pas le moindre petit cri. Ils passent. Ils sont fous. Comme si mon sexe était normal. Il est laid, affreux à faire peur. Je n’arrive pas à m’y habituer.



Tiens voilà les trois grâces. L’une d’elle est un homme, mais ça ne fait rien.



Je ne peux pas rester sur le côté droit. A cause de ces deux-là. Ils n’arrêtent pas de se coller, de s’esquicher, de se rouler des patins, on ne sait plus qui est qui. Si c’est pour voir ça, je regarde un film porno chez moi, sur mon canapé. Y’a pas de sable au moins.



- Regarde les mouettes, elles sont blanches sur le ciel bleu et grises sur les nuages.

- Elles ne se trompent jamais ?

- Non.


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Alors c’est ça une plage de nudistes ? J’ai l’impression d’avoir rejoint une tribu de cynocéphales. Mais personne ne s’épouille.



Tout est comme un film au ralenti. Et les gens ne s’en étonnent même pas. Tu peux rester un quart d’heure debout au bord de l’eau à regarder des ados jouer avec une balle qui se colle sur des raquettes en scratch, ou un enfant qui fait un trou dans le sable, ou à ne rien regarder. Le temps est suspendu.



- Cette espèce de brume, ça rend cotonneux tu ne trouves pas ?

- Moi j’ai toujours l’impression d’avoir quelque chose dans les yeux qui m’empêche de voir net et puis non, c’est le paysage qui est trouble.

- Comme si on regardait un tableau derrière un papier calque.

- Et c’est calme aussi, non ?

- Un peu inquiétant…

- Fais attention, c’est pas parce que le ciel est gris qu’on n’attrape pas de coups de soleil

- Tu crois ?

- J’en suis sûre

- Alors pourquoi ils viennent ici les Allemands, les Hollandais ? Ils pourraient aussi bien bronzer sous leur ciel gris.

- Mais je crois que chez eux ça ne marche pas. C’est seulement ici que le soleil passe à travers le gris.



Je vais t’écraser. Tant pis si tu es une bestiole géniale, unique, musicienne et si toutes les bestioles de ton espèce vont te pleurer pendant trois jours ou trois secondes, je n’ai aucune idée du temps chez les mouches.

Je ne sais pas si c’est l’orage qui t’a rendue collante comme ça, mais ça fait trois fois que je te chasse. J’en ai marre que tu me coures sur les fesses ! Paf !


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L’horizon. L’horizon pendant des heures. Et personne ne zappe.



Le ciel a complètement changé de couleur. Il a des reflets de vieil étain, là-bas.

J’ai reçu une goutte sur l’omoplate.


Qu’est-ce que c’est que tout ces gens autour de moi ? Quand je me suis endormi j’étais tout seul sur la plage. Je comprends pourquoi j’ai rêvé de la Bosnie. C’est le tonnerre. J’ai pas rêvé que j’étais couché sur une mine. Heureusement.



- Je croyais que c’était interdit de prendre des photos

- Il n’en prend pas. Il illustre l’expression : dans le plus simple appareil.

- Il cache son sexe derrière son appareil ou il le promène ?

- Quoi ? Son sexe ou son appareil. ?

- Son appareil. Tu as vu le zoom qu’il a ? Ça vaut au moins deux mille euros.

- Ah ? Tu es jaloux ?


- Maintenant qu’on a creusé le trou, le plus dur c’est de construire le château dessus sans boucher le trou.

- Et à quoi il sert le trou ?

- C’est une oubliette

- Et à quoi ça sert une oubliette ?

- Ça sert à oublier les gens.


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Quand je pense qu’il y a des tas de gens qui vivent et meurent sans connaître le plaisir du rayon de soleil dans la raie des fesses ! Je les plains.



- Qu’est-ce que tu vas faire à la rentrée ?

- Il faut que je déménage. Ça me tue de déménager. Je voudrais m’enfoncer dans le sable et y rester.


Je crois que je suis folle. Qu’est-ce qui m’a pris d’apporter ce livre sur la plage : Ravensbrück!



La plage cesse de bourdonner : la beauté passe. Des orteils aux pommettes, noire et dorée. Chair et rêve. Et ce balancement qui ne devrait jamais cesser. Elle va vers la mer. L’incontestable, la féminine, celle qui fait remonter à la surface et bouillonner toutes les bribes de culture qui fondaient dans mon cerveau ramolli. Depuis l’antiquité, jusqu’à Boticelli, Modigliani, Mayol, Helmut Newton. Pourtant ça n’a rien à voir…



- On fait un trou et tu m’enterres, d’accord ?

- La figure aussi ?

- Non, pas la figure.


Tous ces corps me donnent la nausée. Pourtant je suis nudiste, depuis 68. Pure et dure. Mais c’est trop. Ces asticots au soleil. Ça me déprime. Cette humanité laide, lourde, ballotante. Du nouveau né au centenaire, on se voit vieillir ici.



Il va tomber une de ces pluies ! L’air est déjà tout lourd d’humidité. J’ai intérêt à ranger mes papiers et mes peintures. Allez, juste cette dernière petite tache rouge et je me sauve.