"Un amour sous les bombes"

      

 

      

      

 

 

ELLE

7 mars 1944

  

Bien sûr c’est la guerre, bien sûr ils ont faim en permanence. Bien sûr autour d’eux des innocents, hommes, femmes, enfants, vieillards, meurent sous les bombes, mais ils sont jeunes et il en faut beaucoup pour ôter à des jeunes gens le désir de vivre, l’envie de rire et de chanter.

Ils chantent donc dans la cave où la lumière vient de s’éteindre. Ils chantent pour se donner du courage, pour ne pas penser, pour tenter de calmer la panique qui s’installe en chacun. Panique animale de ceux qui ne veulent pas mourir maintenant, pas mourir dans le noir, pas mourir ensevelis. Ils essayent par leurs chants d’insuffler du courage à cette foule apeurée. Ils chantent, immobiles dans le noir, serrés les uns contre les autres, car c’est la seule chose qu’ils peuvent faire. Chanter est leur seule liberté. Ils chantent aussi par plaisir, par révolte, par défi. Pour affirmer : « nous sommes vivants ! »

Dans la nuit elle écoute cette voix magnifique qui pourtant tremble un peu quand une bombe tombe si près que le sol et les parois de l’abri vibrent. Elle s’y accroche comme un naufragé à une bouée de sauvetage. Elle ne ressent plus la peur. Cet étau qui lui serrait le ventre depuis que la lumière s’est éteinte, se dénoue. Il lui semble que cette voix repousse au loin le danger. Tant qu’elle l’entend, elle est sûre qu’elle ne mourra pas. Avec d’autres elle fredonne les refrains. « Dans la vie faut pas s’en faire , moi je n’m’en fais pas… » Soudain un vieux monsieur s’énerve:

- Vous n’avez pas honte de chanter ces chansons idiotes alors que nous allons peut-être tous mourir ?

Silence total. Elle a l’impression de tomber brusquement dans le vide, puis elle crie :

- Si on doit mourir, Monsieur, je préfère que ce soit en chantant !

Des voix s’élèvent.

- Oui ! Oui !

Les jeunes gens près de l’entrée recommencent à chanter sourdement, puis la voix qu’elle attendait monte dans l’ombre. Elle pousse un grand soupir. Elle a l’impression qu’elle respire mieux de nouveau. Elle ferme les yeux. Même dans le noir on entend mieux les yeux fermés.

Nous sommes le 7 mars 1944, au cœur de Toulon, au fond de la cave d’un immeuble qui sert d’abri. A l’extérieur se déchaîne, comme dira le poète, un déluge de fer, de feu, d’acier, de sang. C’est l’un des bombardements les plus destructeurs pour la ville.