"Taourama et le lagon bleu"

      

 

 

 

/... Parfois, j'en aurais pleuré. J'avais l'impression que mes pieds se ratatinaient au fond de ces instruments de torture. J'aurais tellement préféré marcher pieds nus .sur les coraux morts qui forment le sol de notre atoll, même si ça fait un peu mal! J'aimerais tellement sentir de nouveau leurs aspérités sous la plante de mes pieds, entendre le bruit de porcelaine qu'ils font lorsqu'on court dessus.

Je me demande si après tant d'années de chaussures et de chaussettes, mes talons ne sont pas devenus mous comme ceux des popa'a. Isidore se moquera de moi si je me tortille comme un touriste au lieu de courir vers l'eau.


Chapitre 4

      Quand j'étais la-bas, je ne savais pas ce que voulait dire «pauvre» ou «riche». Le faré de grand-mère était en bois mince et n'avait que deux pièces. La cuisine, construite à côté, n'était qu'une cuisinière à gaz sous un toit de palmes.

     Elle ne comportait qu'un mur au fond. Tout près, il y avait le feu de bois, entre quatre énormes blocs de corail. Nos toilettes étaient un grand trou, entre les cocotiers. Grand-mère disait que les crabes transformaient tout ça en terre fertile. C était vrai. Le luxe de cette cuisine, c'était le robinet d'eau presque douce. Sous ce robinet, debout dans une bassine, je me lavais soir et matin, tout frissonnant, derrière les tressages de palmes.

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Chapitre 8

   Grand-mère dit que mon père n'est pas le premier popa'a de la famille. Voila ce quelle m'a plusieurs fois raconté: il y a très longtemps, les ancêtres de mama habitaient Moorea, une île haute merveilleuse que je n'ai jamais vue mais que mon père a visitée.

Il y a très longtemps, donc, un grand bateau venu d'Europe a mouillé dans la baie de Papao, qu'on appelle à présent la baie de Cook. Des hommes en sont descendus. Des êtres à la peau blanche, aux cheveux comme de la bouffi de coco, aux yeux plus transparents que le lagon. Les habitants de l'île les ont accueillis avec des fleurs, des fruits, des cochons grillés, des étoffes végétales qu'on appelle tapa. des danses et des chants, et les Blancs se sont apprivoisés.

Après avoir reçu à bord le roi et tous les hauts personnages de l'île, il leur avoir offert des pièces de tissu. des hachettes en fer et des perles de verre, les blancs sont descendus sur la plage. Certains sont partis visiter l'île et d'autres ont construit un petit abri sous lequel ils ont installé quatre hommes malades.

Parmi ces hommes il y en avait un qui souffrait de fortes fièvres. Comme le médecin du bord l'avait saigné six fois et le jugeait perdu, il accepta de le confier au tahu'a (guérisseur) du roi. Celui-ci l'entoura de feuilles, de pierres chaudes, et lorsque l'homme eut, comme dit marna, «sué tout son mal», il se sentit mieux. Pour parfaire son traitement, le guérisseur lui fit comprendre qu'il fallait se baigner dans l'océan chaque jour, au lever du soleil.

L'homme aux yeux bleus se rendait donc quotidiennement à la plage. Il allait de mieux en mieux. Un matin, il eut l'impression que quelqu'un l'observait. Sans en avoir l'air, entre deux plongeons il scrutait le rivage et bientôt il vit une tête lutine cachée derrière un rocher. Le lendemain il vint avant le lever du soleil et s'installa sous les arbres. Aux premières lueurs du four, il vit arriver une jeune fille élancée, vêtue de sa seule chevelure qui lui descendait jusqu'aux chevilles et d'un tout petit paréo clair. Elle s'accroupit derrière le rocher et commença à attendre. De sa cachette, l'homme blanc sentait la brise de mer lui apporter le parfum de la jeune fille. Il fit un détour et arriva au bord de l'eau sans qu'elle se doute qu'il l'avait vue. Il se baigna sous son regard.

Les jours suivants, les choses se déroulèrent de la même façon, jusqu'au sixième jour où, n'y tenant plus, le marin, caché derrière les feuilles, envoya un petit coquillage sur l'épaule de la jeune fille. Elle se retourna vivement, le vit et se mit à rire, le visage renversé, et il la trouva plus belle encore. C'était une princesse, elle s'appelait Moea. En tahitien, Moea signifie «le rêve». Ils étaient très amoureux l'un de l'autre.

Quand les Blancs commencèrent les préparatifs du départ, Moea emmena son amoureux dans les montagnes. Le capitaine, voyant qu'il lui manquait un marin, se mit en colère.

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