"La salle de bain d'Hortense"

      

 

      

     Maintenant que c’est fini, que je m’en suis sortie vivante, pour l’instant, je me dis que j’ai eu la chance de vivre une passion. La chance ! J’ai failli me perdre pour lui, crever pour lui. Les autres n’existaient pas, la beauté n’existait pas en dehors de lui. Comment peut-on adorer, littéralement adorer un visage, un être, adorer ses imperfections mêmes, adorer comme une païenne, jusqu’à la transe, jusqu’au suicide. Jusqu’au crime finalement… Perdre tout jugement. L’amour est une vraie folie, ça devrait être interdit. Il devrait y avoir des traitements pour nous débarrasser de ça. Remboursés par la sécurité sociale.

Il était beau, le visage maigre, la peau pâle. Les lèvres rouges, les cheveux tellement noirs. Hautain avec son écharpe blanche. Elégant. J’aimais ça.  Je n’étais rien devant lui. Il m’octroyait sa présence. Je la recueillais en mystique. Miracle ! Il m’avait touchée ! Il m’avait embrassée ! Il avait dit je suis fatigué et s’était tourné dans le lit et endormi aussitôt. Je lui aurais baisé les pieds. Moi. Je lui aurais tout baisé, millimètre par millimètre.

Des fois je me demande si Jésus n’était pas un type comme ça, style grand séducteur, comme dans le film Théorème. Le mec qui rend tout le monde dingue. C’est possible, non ?

Tout ce qu’il était, tout ce qu’il disait et faisait était miracle. C’est pourquoi je n’ai pas compris tout de suite que mon ange avait entamé une dégringolade que rien ne freinerait. Il était étudiant quand nous nous sommes connus dans cette boîte où j’étais entrée sans payer (enfin simplement rouler un patin au gorille de l’entrée), espérant comme chaque soir partir avec un type qui m’hébergerait pour la nuit. Et ça a été lui. L’éblouissement. Je ne pensais pas trouver ce soir-là, dans cette boîte pourrie, ce cadeau pire que tout ce que j’avais connu jusque là. Mais bien emballé, ça on peut le dire.

J’étais partie de chez ma mère. J’avais 17 ans. Je n’avais qu’un petit sac à dos et rien pour vivre. Alors j’allais dans les boîtes, vers onze heures du soir et jamais une nuit je n’ai dormi dehors. Le pire c’était…oh non, tout était pire. Je ne peux pas dire que c’était les jeunes qui baisaient comme des lapins quatre fois dans la nuit dans des draps puants, ou bien les vieux qui veulent toujours qu’on leur fasse des trucs incroyables. J’avais presque toujours le sentiment d’être une fourmi tombée dans le piège du fourmilion. Presque jamais de respect ; quant à l’humour, n’en parlons pas ! Du dégoût. Les odeurs. Je faisais pourtant tout pour donner le change, pour qu’ils ignorent que j’étais à la rue, mais moi je le savais, ça suffisait. Je faisais semblant de téléphoner à ma mère avant de me décider à partir avec celui qui insistait le plus. Qui me paraissait le plus inoffensif. Je leur donnais toujours le sentiment que c’était moi qui offrais et non le contraire, mais peut-être avaient-ils trop la certitude de leur nullité pour imaginer que je venais pour eux. Je visais trop bas, sans doute, de peur d’être dominée, mise en danger. Et j’avais tort, même un minable, quand il a tout à coup une fille dans son lit, il se croit forcément le roi du harem. C’était d’un compliqué, quand j’y pense… Parfois je suis restée plusieurs jours chez le même, quand il était pas con, quand la salle de bains était bien et qu’il m’emmerdait pas trop. J’ai connu un type…

Et puis il y eu LUI. L’ange exterminateur. Son intérêt pour moi - je ne dirai pas son amour, bien sûr- était en dents de scie. Il pouvait être tendre, ou passionné ou amical à me faire mourir de joie ou complètement indifférent, et sec et lointain et plus tard même cruel. Très cruel.

Au début il aimait mon corps petit, ma peau brune et mes cheveux bouclés, ma tignasse, il aimait ma « faroucherie », ma façon de sortir mes griffes, et mes abandons. Il était fasciné par mon côté suicidaire en amour. Qui ne le serait pas ? Il m’aimait sauvage et ne m’entendait pas terminer les poèmes qu’il essayait de me dire, rectifier les noms d’auteurs ou de peintres qu’il écorchait. Quand nous marchions dans Paris jusqu’au matin, il ne semblait pas se rendre compte que je connaissais l’histoire de Paris rue par rue. Rien d’extraordinaire à cela, je n’avais que ça à faire. Je marchais toute la journée en lisant le guide des rues de Paris. Je m’extasiais devant sa culture. Il était sourd à la mienne. Elle ne faisait pas partie de mon « personnage ». Nous marchions en riant, en parlant, en silence, saouls de fatigue. J’étais la nature, il était la culture. Et en plus j’étais heureuse.

 Et puis il a sombré dans d’autres ivresses. Il sortait seul de temps en temps et ces soirs-là il était bizarre. Ses pupilles dilatées, ses frissons, et son appétit pour moi qui diminuait… Et sa violence.

***

Hortense est sur la passerelle de l’avion. Elle emplit ses poumons de cet air aux odeurs d’harmattan, de Sahel, de sécheresse. Elle laisse aller son regard sur cette terre voilée de fine poussière rouille. Sa joie est sans limites.

Arrivée à l’hôtel, elle a demandé à se reposer. À 19 h, Patricia l’attend devant sa chambre. La vieille dame recoiffée, vêtue d’une robe en pagne qui la rajeunit, ouvre sa porte. Du fond du couloir climatisé, tout en moquette mauve, un jeune homme aux grandes jambes, au long cou cravaté de bleu Jésus, vêtu d’un costume sombre, court vers elles. Il s’arrête devant Hortense, pose un genou à terre, prend la main de la vieille dame pour la poser sur sa tête.

Hortense n’est pas étonnée. Pourtant cela fait si longtemps qu’on ne l’a pas accueillie ainsi, avec ce salut traditionnel qui dit le grand respect du jeune pour la personne âgée, pour l’invitée de marque. Elle se penche vers lui : « Alors mon petit Somé, tu avais dix ans quand je suis partie et tu es presque ministre aujourd’hui, il paraît ? »

L’homme se relève. Il rit, ému, et c’est à son tour de se pencher vers elle.

Bonne arrivée, maman, pourquoi tu n’as pas averti de ton retour ?

A mon âge on ne dit jamais : « demain », tu le sais…

Oh maman, tu vas voir, beaucoup de choses ont changé, mais personne, personne ici ne t’a oubliée ! C’est un jour de joie aujourd’hui ! Je vais avertir notre président.

Doucement Somé, je suis très vieille, tu sais que ma santé est fragile.

Ne t’inquiète pas, c’est lui qui viendra te voir.

Patricia se demande si elle ne rêve pas. Qu’est-ce que c’est encore cette histoire ?

Voici Patricia.

Bonne arrivée, Patricia. En tant que fille de maman Hortense, vous êtes ici chez vous. Toutes les portes du Burkina vous sont ouvertes.

Je ne suis pas la fille de maman Hortense pense-t-elle, je suis la fille de Joseph Sawadogo que vous avez assassiné !