"Rouge rossignol"

      

 

 

Longtemps j’ai cru que les femmes qui exhibaient un hibiscus sanglant, une orchidée violine ou un fuchsia en bouton où d’autres ont une bouche, vivaient avec cette fleur de graisse au visage sans y penser, quasi naturellement. Je constate aujourd’hui que j’étais dans l’erreur. Il n’y a rien d’infus dans le port d’une bouche peinte. Cela demande une discipline de chaque instant, une conscience si aiguë du geste le plus inoffensif, du plus infime frôlement, que la vie d’une montreuse de lèvres rouges confine au funambulisme, à l’hyperconscience yoggique.


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La bouche rouge et qui doit le rester est une pestiférée. Peut-être est-ce pour cela, plutôt que par déontologie que les prostituées n’embrassent pas ? Ce rougeoiement qui hameçonne les désirs est, pour la femme, un témoin du temps qui passe. Qu’elle oublie de le rallumer et son visage se dépouille de sa belle arrogance, s’altère, devient maladif. Le fard perd sa brillance, l’incarnat vire, le dessin de la bouche devient approximatif, fondant, surtout par temps de canicule. Soumis à la force centrifuge, le vermillon s’incruste dans les fines rides périphériques jusqu’alors invisibles et transforme cet objet de désir en une improbable boutonnière. Vue de près, ou dans ces miroirs grossissants que consultent les alouettes de plus quarante ans, la bouche prend des allures d’anémone de mer naissante.