"L'enfant plume"

      

 

 

Un nageur jaillit, pieds les premiers, du fond d'une piscine et se pose debout, bras tendus, sur le plongeoir de dix mètres. Les spectateurs rient.

C'est ce qui se passe chez nous. Mais le film ne fait rire personne. Notre fille en est le personnage principal. Toutes les rondeurs de l'adolescence, elle les aspire en elle. Dans son corps, tout ce qui était bombé se creuse. Les lignes courbes se brisent. Si le film continue à se rembobiner à cette allure, elle finira par devenir squelette et poussière. Elle retournera aux origines.


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J'étais gaie. Je riais beaucoup et fort. Des rires tonnants. Je voulais séduire, provoquer. Je façonnais mon image, ma vie comme un roman. Tout le crépi est tombé. Je suis à nu. Chassée du paradis artificiel. Honteuse. Vulnérable.

Avec ses bras gros comme des allumettes, elle a fait basculer ma vie.

Elle est répandue, là, à mes pieds, et je n'y vois que des miettes peu reluisantes. Rien de solide. Rien de cohérent. Rien qui ait tenu devant son silence, son air buté, son indifférence à ce qui se passe en elle.

Je ne me fais plus d'illusion. Je sais que le mal est ancré. Depuis avril, depuis son retour d'Angleterre, elle ne fait que s'éloigner d'elle-même. Elle marche au sacrifice. Elle laisse couler sa vie d'elle.

Mon regard s'accroche à elle. Enfin je la regarde. Je ne vois qu'elle. Mais trop tard. Elle fond dans la gueule du mal.

Je la sens partir, en somnambule que personne ne peut réveiller. Partir vers les cendres. Je sanglote au milieu de mes châteaux de cartes qui s'écroulent. Je n'ai plus rien. Non, je me trompe. Il y a cette faille qui s'ouvre en moi.

Un soir à la télévision : cyclone sur la Guadeloupe. J'observe jusqu'à la douleur les cocotiers qui se couchent et disparaissent sous les déferlements de la mer et chaque fois se redressent. Je résisterai.


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C'est un affreux conte de fées. La belle princesse s'est desséchée. Elle est hideuse. Son esprit flotte loin du palais, des jardins, des bals, des fontaines. Quand elle pose son regard sur son royaume, tout devient poussière.Pourquoi la princesse est-elle changée en arête de poisson ?

Elle n'a pas desserré les dents chez la psychothérapeute. Elle n'a fait qu'une chose : un dessin. Un petit personnage encadré par deux plus grands. De la bouche des grands sort un trait qui s'enroule autour du petit, le recouvre comme un filet emmêlé, un rouleau de fil de fer. Son visage disparaît sous les spirales de stylo à bille bleu. Un moucheron dans une toile d'araignée.

Notre parole a tué la tienne ? C'est cela que tu veux dire ? Je le pressens mais suis impuissante à déchiffrer, à déchirer ce qu'il y a de morbide dans nos rapports.

Moi-même j'étouffe ma propre parole. Combien de temps passera avant que j'en retrouve la source?


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Mères en allées, mères occupées à leur propre vie, mères flottantes, mères vaporeuses, mères taraudées par l'insatisfaction, nous sommes les maillons faibles et biscornus de ce qui aurait dû être une chaîne d'amour. Je suis l'avant-dernier maillon, ma fille est, pour l'instant, le dernier. Pauvre chaîne, qui ne tient par endroits qu'à un fil. Chaîne de malamour.

De mère en fille, une histoire sans parole.

Mais elle est venue, elle, et l'a rompue, la loi du silence, avec ses hurlements de chat écorché. Elle a eu assez de force et d'exigence pour la refuser.

Briseuse de chaînes. Née en mai 68. Ma fierté.