"Le règne animal"

      

 

Viande blanche


Mes patrons s'en vont dans deux jours. Deux jours pendant lesquels je vais travailler comme quatre. Ça fait huit. Et Madame va me piquer toute la journée comme un moustique.
- Albert, tu as fini ? Viens là !

-Albert, arrête de faire ce que tu fais et vas vite chez le Libanais acheter du cirage ! Albert ! Après ça tu sortiras les valises !

Les heures supplémentaires elle va pas me les payer ça c'est sûr. Elle croit que parce qu'ils partent en vacances, parce que toute la famille est joyeuse, je le suis aussi et que ça suffit à me payer. Est-ce que la joie fait grossir?

 

Bien sûr. quand je pense à la maison vide pendant deux mois, j'ai le cœur content. Si j'avais mon balafon sous la main il sentirait son dos ! Brûlant ! Plus de repas à préparer "sur le pouce" pour dix personnes, plus besoin de rire des plaisanteries rouillécs de Monsieur, plus besoin de me retenir de chicoier ces voyous d'enfants ! Adieu tenue blanche de réception, adieu tablier bleu pour balayer les cabinages du chien, adieu éponge, brosse. Vim. Omo. monsieur Propre, monsieur sale!Bon voyage ! En attendant, on dirait que le temps a la maladie du sommeil.

En plus de la voir aller et venir sur ses jambes de poulet et de l'entendre faire l'aoua dans mes oreilles, il faut que je nettoie toute la maison a l'eau de Javel. que je mette l'insectricide partout, la morora dans les trous du toit, les fauteuils dans les chambres, l'argenterie dans le placard, les épices dans des boîtes tu peux voir. C'est drôle, les Blancs ne peuvent pas partir tranquillement, on dirait qu'ils veulent tout contrôler, même quand ils ne sont pas la !

Tous les masques de diables pleins de poussière qu'ils ont payés le prix de quatre vélos à ce faux type d'antiquaire et qu'une femme sérieuse ne devrait pas regarder, ces démons Wabé ou Gourou ou même Congolais, avec leurs yeux en fenêtre d'enfer et des cauris collés au sang de poulet, il faut les emballer comme des vrais bijoux d'Arabie et les mettre dans la cantine fermée au cadenas sous le lit du fils. Vraiment les Blancs ne se rendent pas compte de ce qu'ils font ! Après ils s'étonnent que le petit il a la maladie poulmonaire. Mais s'il était africain, avec seulement un petit masque comme ceux-là sous son lit. son corps enflerait comme le crapaud mordu par la vipère etS si le marabout ne fait pas l'avion la route, il crèverait, tout net !

Ils emportent la clé de la cantine en France. Je me demande pourquoi. Si le Sénégalais veut venir la voler c'est pas ça qui l'empêchera ! Devant un Sénégalais voleur. Dieu lui-même démissionne !

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    Leslie perd la foi

Les cirques américains à six pistes, qui obligeaient ceux qui désiraient voir le spectacle en entier à revenir trois soirs de suite, avaient été balayés depuis longtemps par les cirques minimalistes. Polyanimalistes, hiroshimistes puis affreux-cubistes. Celui dans lequel Lcslie entrait ce soir-là, avec une longueur d'avance dans la course a l'originalité, offrait un spectacle verticaliste. Il ne comportait qu'une seule piste ronde de dimensions modestes à partir de laquelle de bas en haut et simultanément, s'étageaienthuit ou dix numéros.

Tandis que, porté par son faisceau île lumière. Paolo le trapéziste qui s'appelait en réalité René voletait dans les hauteurs sombres du chapiteau. Miriam la fil-de-fériste anorexique, trois mètres sous lui. faisait les pointes sur un câble avec, pour tout parachute, son ombrelle de papier rose. Sous leurs envols passait et repassait, debout sur le dos de Mudo l'éléphante, Jo l'arbalétrier qui tirait en cadence sur toutes sortes de cibles lancées d'en bas et sans discontinuer, par Igor le jongleur, planté sur un plateau tournant au centre tic la piste, Deux mètres plus bas que lui. innombrables, des nains hilares se faufilaient, faisaient la roue, la brouette et la chandelle entre les pattes des éléphants coiffés de plumes qui clignaient des yeux et tournaient lourdement, engourdis, une petite danseuse en cochon-pendu sur la trompe. Si l'invention des gens du cirque ne connaît point de limite, la race des spectateurs, elle, n'a pas été notablement améliorée. Chacun d'eux n'ayant pour admirer le spectacle que deux yeux, généralement de qualité moyenne, finissait par fixer son attention sur un seul numéro. Ceci eut pour résultat que lorsque le trapéziste eut la cuisse transpercée par un trait d'arbalète et qu'il tomba en chandelle en poussant un cri effroyable mais inaudible, couvert qu'il était par le hurlement strident des femmes, toutes, sans exception, ignoraient qui avait causé sa chute. Aucune ne soupçonnait l'existence de l'arbalétrier. La plupart découvrirent aussi avec stupeur les quatre éléphants affolés qui piétinaient à la queue leu leu l'homme tombé du ciel, et la foule de nains multicolores qui se défaisait comme une fourmilière en folie, envoyant bouler contre les mâts, dans leur précipitation à quitter la piste, les frêles cornacques aux cuisses enrésillées. Les spectatrices se demandaient aussi ce que faisait celte femme décharnée, en tutu blanc, qui sanglotait, pendue par les mains à un fil. tout là-haut. et qui avait bien pu la pendre là.

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