"Prométhée le révolté"

                    

 

Epiméthée se met alors sérieusement au travail et il faut reconnaître qu’à quelques exceptions près (l’ornithorynque par exemple, qu’il a, dans un moment de confusion , affublé d’un bec de canard et de poils de castor) les résultats sont remarquables. Il donne aux carnivores des dents en forme de couteaux et des griffes acérées pour qu’ils saisissent leur proie. Il leur offre la puissance, le regard et l’ouïe perçants , la détente musculaire, la démarche silencieuse. Mais il attribue aux herbivores une oreille plus fine encore et une vitesse supérieure à la course. A certains, comme les singes il octroie l’agilité pour toute arme. Les serpents sans pattes ont droit au venin. Aux vers de terre va le pouvoir de vivre dans le sol. Certains reçoivent le pouvoir de voir dans la nuit et d’autres celui de vivre sans boire durant des mois. Il donne des ailes à ceux qui doivent peupler le ciel et les arbres, des ouïes et des nageoires aux créatures aquatiques. Il fournit aux petits animaux le pouvoir de creuser des trous pour se cacher et une carapace à ceux qui n’auraient pas d’abri, une fourrure à ceux qui affronteront le froid, une peau épaisse pour protéger ceux qui subiront les ardeurs du soleil. Les uns mangeront de l’herbe, les autres des insectes, ou des fruits et certains, moins nombreux et moins féconds que les précédents, mangeront la chair des autres animaux.

Tout est donc merveilleusement organisé. Epiméthée, fatigué mais heureux, a distribué à toute la création ce qui lui permettra de se sauver, de se défendre contre les prédateurs, de se protéger des intempéries, de se loger, de se nourrir. Il est sur le point d’appeler son frère lorsqu’il aperçoit, tassé dans le renfoncement d’un rocher, un groupe de créatures nues, fluettes, sans fourrure si ce n’est sur la tête, sans griffes ni sabots, et lorsque l’une de ces créatures grimace de peur à l’approche d’un félin, il remarque l’extrême petitesse de ses dents. Déjà tout ce qui porte dents et griffes tourne autour de ces créatures dont rien ne vient protéger la faiblesse.

Epiméthée n’a plus rien à leur donner, rien. « Que faire ? se demande-t-il . Que faire ? moi qui croyais avoir si bien réussi ! Oh là là ! ils se tassent dans ce petit trou mais bientôt ils seront dévorés par les autres. Tiens ! en voici un qui quitte son abri. Sans doute va-t-il chercher à manger pour les autres. Il marche sur ses quatre pattes, si maladroitement ! Les créatures aux dents acérées le suivent. Plus vite ! plus vite ! Ah ! c’est fini, elles se sont jetées sur l’être nu, elles le déchiquettent, le dévorent. »

- Prométhée ! Prométhée ! 

- Oui, qu’y a-t-il ?

- J’ai fait une erreur.

- Ah ! ca ne m’étonne pas. Qu’as-tu fait ? Est-ce cet énorme appendice que tu as collé sur la face de ce malheureux monstre gris ?

- Non, cette trompe lui sera très utile. Regarde plutôt ces créatures entre les rochers.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Ce sont les créatures que l’on nomme des hommes. Je les ai oubliées dans la distribution. L’une d’elles a déjà été dévorée par les loups. Sans aucune protection elles disparaîtront toutes. Les pauvres ! Comme je suis désolé !

- Tu es désolé ? Vraiment ! Et que veux-tu que je fasse ?

- Je t’en prie, Prométhée, tu as toujours de bonnes idées, toi, tu ne vas pas laisser périr cette espèce !

Disant cela Epiméthée prend deux humains et les pose dans la main de son frère. Les deux créatures se serrent l’une contre l’autre et tentent de cacher leurs yeux derrière leurs mains. Elles tremblent. La plus forte serre contre elle la plus mince comme si elle voulait la protéger. Soudain elle ose lever les yeux vers Prométhée. Et ce qu’il voit dans ce regard le bouleverse. Aucune des créatures qui grognent et retroussent les babines autour d’eux n’a ce regard. Prométhée s’y plonge. Il y voit une détresse infinie mais aussi une attente, une demande, comme une lueur de courage et d’intelligence.

- La première chose à faire pour aider ces bestioles, c’est celle-ci.

Prométhée a glissé un doigt sous le torse de chaque homme et le redresse lentement jusqu’à ce qu’il soit debout sur ses pattes arrière. Ces êtres posent sur lui leur curieux regard et Prométhée semble y lire de la surprise et de la reconnaissance.

- Prométhée, tu ne trouves pas que ces petits êtres nous ressemblent ?


***


Sur le sentier raide, couvert par endroits de broussailles épaisses, coupé par les pierres énormes tombées du mont Caucase, un groupe chemine. Deux colosses aux visages hideux, bardés de fer, coiffés de casques, le torse couvert de chaînes monstrueuses, encadrent Prométhée qui porte au visage et sur le corps la trace des coups qu’il a reçus. Il semble à bout de résistance, il trébuche et tomberait si les deux autres ne le tenaient fortement par les bras. Devant eux claudique Héphaïstos, hirsute, aussi large que haut. Il porte, dans une hotte, ses outils de forgeron : marteau, pinces, ainsi qu’un petit panier dans lequel rougeoient des braises. La progression est lente et difficile. Personne ne parle. On n’entend que leur souffle rauque et le tintement de chaînes et derrière les nuages, le tonnerre qui gronde en permanence. De temps en temps un éclair teinte de bleu les quatre silhouettes sinistres.

Enfin ils arrivent au sommet. Ils dominent à l’infini les pics qui trouent les nuages et les vallées qui se perdent dans la brume. Il y a, au bord du gouffre, un large rocher à peu près plat.

L’illustre boiteux s’adresse au prisonnier :

- Prométhée, c’est à ce rocher, au sommet du mont Caucase, face au précipice, que je dois sceller ces chaînes. Je les refermerai sur ton corps nu et nul ne pourra les détruire. Zeus te condamne à rester là pour l’éternité.

- Héphaïstos ! Comment peux-tu enchaîner ainsi de force un immortel, ton oncle?

Le dieu forgeron fronce ses sourcils en broussaille, on ne voit presque plus ses yeux.

- Mon cœur saigne, je souffre de tes souffrances Prométhée, mais je dois le faire. J’obéis au père des dieux ! J’ai déjà subi sa colère, je ne tiens pas à ce qu’il me jette encore une fois du haut de l’Olympe. C’est bien à contre-cœur que j’ai forgé ces chaînes destinées à ton supplice. Mais ce sont les ordres de Zeus. Voilà ce que tu as gagné à vouloir être le bienfaiteur des hommes ! Pourquoi as-tu dérobé le feu divin pour le leur offrir, malheureux ?

Prométhée serre les dents et tente de se dégager de la poigne des deux géants. Il hurle.

- Avant que je leur apporte le feu les pauvres hommes étaient apeurés comme des enfants. Ils sont devenus des créatures supérieures aux bêtes grâce à moi. Le feu qu’ils savent manier à présent, n’est-ce pas ce qui distingue les hommes des bêtes ? Zeus a-t-il peur de la puissance que le feu donne aux hommes ?

- Zeus n’admet pas ta désobéissance, Prométhée, c’est tout ! Il n’a peur de rien.

- Pourtant il devrait avoir peur…

- Pourquoi dis-tu cela ?

- Pour régner, Cronos a dû réduire Ouranos, mon grand-père, à l’impuissance. Zeus n’est devenu ce qu’il est qu’après avoir -avec mon aide- éliminé son père. Mais Cronos a prononcé la malédiction : un fils viendra à Zeus qui prendra sa place. Il en est ainsi chez les dieux: le fils détruit le père pour régner.

- Quoi ? Que dis-tu Prométhée ?

- Je dis ce que je sais. Ne m’appelle-t-on pas : « le prévoyant » ?

- Ce fils est-il conçu déjà ?

- Non, mais le roi des dieux convoitera sa mère. Elle prendra place tôt ou tard dans la collection de ses maîtresses.

- Qui est-elle ? Une femme ? Une déesse ?

- Quelle naïveté, Héphaistos, crois-tu que je vais te le dire ? Que Zeus le devine ! Qu’il crève des mains de son fils ou qu’il me délivre. Je ne dirai rien. L’attente de sa chute me donnera la patience de supporter son injustice…


***


Chaque après-midi, sur le Caucase, le soleil se voile à la même heure et l’ombre qui étend ses ailes, annonce le supplice de Prométhée. Les douleurs qui lui tordent le foie n’ont cessé qu’au matin, et la torture va recommencer.

En voyant l’aigle rouge gigantesque descendre vers lui, il implore Gaïa « Ô mère de tout ce qui existe, aide-moi! » 

Mais l’aigle se rapproche inexorablement. Il fixe Prométhée. Le Titan se perd dans son œil rond. Il est aspiré dans une spirale vertigineuse, il monte, monte. Et retombe brutalement dans un cauchemar, chaque fois différent mais qui se termine toujours de la même façon.

Toujours le fracas , toujours les champs de ruines fumantes, l’odeur de soufre et de charognes. Et toujours dans la fumée noire un humain se précipite sur lui et lui enfonce une lame dans le foie. Un éclat de métal le transperce, un feu, un poison détruisent son foie et chaque cauchemar est plus douloureux que le précédent. Chaque cauchemar le plonge plus profondément dans la folie des hommes.

Lorsqu’il émerge enfin de ces visions d’horreur, l’aigle est toujours là.

- Prométhée, tu as donné le feu aux hommes, persuadé qu’ainsi tu améliorerais leur vie. Tu as vu ce qu’ils ont fait de ton feu ?

Prométhée se tord de douleur.