"Amoureuse"

      

 

 

 

À cette époque-là, elle avait une aversion certaine pour tout ce qui concernait de près ou de loin les choses de l’amour, et pourtant, dans la piscine de son quartier, en cet été 1961, elle fut victime de cet inquiétant et mystérieux phénomène.


Ce qui est étonnant dans l’amour, c’est cette faculté qui nous est donnée de distinguer un individu particulier au sein d’une foule. Au milieu d’un groupe d’adolescents dont elle connaissait certains, se détacha, ce jour-là, un garçon qu’elle n’avait jamais vu. Au premier regard, ce fut comme si lui seul était en couleurs et tous les autres en noir et blanc, ou plutôt lui seul lumineux et les autres éteints, délavés, inexistants.

Très mince, le visage osseux, des cheveux bouclés drus, la peau brune, il plongeait et riait parmi les autres mais ses gestes étaient différents. Comment décrire ses gestes ? Elle n’aurait pas osé l’adjectif « élégant », il faisait partie de ces mots trop précieux pour qu’elle les prononce, mais elle était fascinée par sa légèreté, la grâce avec laquelle il courait. Il esquivait ses camarades prêts à le pousser à l’eau avec un naturel, une souplesse qui tranchaient sur l’énergie brute, agressive des autres.


***


– Qu’est-ce qu’il y a, mémé ?

La vieille dame refoula un sanglot. Elle tenait dans ses mains une lettre.


– C’est Lucien…

Le cœur de Viviane sauta.

– Qu’est-ce qu’il se passe ? Il est… ?

– Non, ça va. C’est simplement ce qu’il me dit de la guerre que je ne peux pas supporter. Ce qu’il voit, ce qu’on le force à faire là-bas. Il n’a pas vingt ans, mon Lucien, tu comprends ? Et ils veulent qu’il se conduise en bourreau, en sauvage. Je ne supporte pas ça ! On ne l’a pas élevé pour ça ! Pour qu’il devienne un assassin. J’ai l’impression que nous l’avons trahi à le laisser là-bas sous les ordres de ces sanguinaires. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Ah ! que c’est terrible d’être dans l’impuissance, de ne pas pouvoir se dresser contre la folie de son propre pays. Ils nous ont dit en quarante-quatre que c’était fini, que c’était la dernière guerre, et voilà, on met un fusil dans les mains d’un enfant et on lui dit : « Tire ! » Tire sur des gens qui veulent leur liberté. Pauvre Lucien ! Il ne sait plus où il en est. Mais ils n’en ont donc pas assez de la guerre ? Pas assez, à la fin ? Ils n’auront pas pitié ?

Elle était passée du désespoir à la colère, sa voix grondait. Elle tapa sur la table. Viviane s’était approchée. Sa grand-mère ne la serra pas dans ses bras, comme d’habitude, mais posa sa tête sur son épaule. Viviane était debout, raide, elle mit sa main sur la joue humide de sa grand-mère. Jamais elle n’avait été dans cette position. Comme si, à cet instant, sa grand-mère lui demandait non pas sa protection, mais au moins un apaisement. C’était insolite et terrifiant. Les rôles soudain étaient inversés. Sa grand-mère qui avait tant consolé était submergée de chagrin. Viviane ne savait que faire. Elle se sentait trop petite, dépassée. Elle resta muette. L’abandon de sa grand-mère ne dura pas longtemps. Elle se redressa.

– J’ai peur pour lui, tu comprends ? Excuse-moi, dit-elle en s’essuyant les yeux. Tu vois, les grandes personnes aussi peuvent perdre courage, parfois. Allez, allume la lumière. Va chercher ton frère, il est parti jouer chez les Marino. Mon Dieu, qu’il est tard ! Moi qui voulais faire des crêpes !


***


– J’aime bien ta grand-mère.

– Mais pourquoi elle te parle comme ça ? Je ne comprends rien…

– Tu n’as pas compris ?

– Non, qu’est-ce qu’il y a à…

– Je suis juif.

Elle se dit : « Tiens, ça alors ! Juif ! Comme Jésus ! Je ne savais pas que ça existait encore, les Juifs. » Elle avait passé un an dans une école catholique à Casablanca. Juif, cela lui fit penser à « Jésus, roi des Juifs » , aux apôtres, à Barrabas, au Jourdan, aux lépreux, à saint Jean-Baptiste, mais aussi aux marchands du quartier du Melha, des petits bonshommes volubiles, en babouches et large sarouel, affalés sur des montagnes de rouleaux de tissu. Elle pensa que David n’avait vraiment rien à voir avec ceux-là, pas plus qu’avec Jésus d’ailleurs, mais elle ne dit rien, elle voulut jouer les désinvoltes :

– Ah bon ? Tu es juif ? Et alors ?

– Et alors, tu sais ce qui nous est arrivé pendant la guerre.

– Quoi ? Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Il paraissait incrédule devant son ignorance. Et puis, sur son visage, la colère remplaça la stupeur.

– Si tu ne sais pas, renseigne-toi !

Il était parti.