"Au cinéma Lux"

      

 

 

... / ... J'ai peur qu'il soit perdu. Enfin, perdu pour moi. Mais peut-être est-ce aussi bien comme ça ? Ce serait si terrible s'il était moins bien que je ne le pense. Deux brèves rencontres dans un cinéma, on ne peut pas dire que ça suffise pour analyser la personnalité de quelqu'un ! Je n'ai que des impressions sur lui. De bonnes impressions, d'accord, mais...

   Mère-grand me trouve terriblement nerveuse. Depuis qu'elle a déménagé dans l'appartement d'à côte, elle n'est jamais autant venue me rendre visite, il me semble. Elle n'arrête pas de me dire : « Mais qu'est-ce que tu as, ma toute belle ? » Et je ne dis rien. Il n'y a rien à dire. J'écoute Cold Blues qu'elle m'a finalement trouvé, et je caresse Pschitt. Dehors il pleut. Tiens ! la voilà qui tape ses trois petits coups.

-  Entre, Mère-grand !

- Quand j'étais petite et que j'ai commencé à l'appeler "Mère-grand", elle n'était pas très contente. Elle avait lu Le Petit Chaperon rouge. Je lui faisais des bisous en lui disant à l'oreille: «Mère-Grand, comme vous avez de grandes dents!» Ça l'énervait ! Mais à l'hôpital, quand je suis sortie du coma, ce sont les premiers mots que j'ai dits, il paraît: « Mère-grand" Elle était là, elle me veillait depuis dix jours, alors... »

- Alors ma chérie? Tu écoutes encore Petrucciani? Tu n'es pas déprimée? Veux-tu que nous fassions une petite partie de dominos ?

   Depuis que j'ai appris à jouer aux dominos, nous faisons une "petite partie" presque chaque soir. Un soir, Mère-grand a dit : « Quand tu seras fiancée ou mariée, tu viendras quand même faire une petite partie avec moi de temps en temps? ».

Et j'ai fondu en larmes.

... / ...

_____________

... / ...

«C'est que j'ai lutté pour garder nos places, qu'est-ce que tu crois ? J'ai boxé au moins une demi-douzaine de lardons.

-   Non?

-   J'avais peur d'avoir fait ça pour rien. J'ai cru que tu ne viendrais pas.

-   J'ai hésité. Mais tu as dit que c'était le seul film que tu avais vu lorsque tu étais petit, alors je n'ai pas voulu...

-   Me gâcher la séance ?

-   C'est ça.

-   Merci. Tu veux que je te raconte comment je l'ai vu, ce film ? Après tu me diras pourquoi tu as failli ne pas venir. D'accord ?

-   D'accord.

-  Tiens, avant que j'oublie, voilà ma cassette de piano mélangé et l'adresse du prof de chant.

-  Merci, Mathieu.

    Leurs deux têtes se touchent presque. Dans le brouhaha indescriptible des enfants passant par-dessus les fauteuils, se bourrant de coups de poing, s'appelant d'un bout à l'autre de la salle, ils ont fait leur bulle de silence.

    Mathieu raconte l'Afrique. La nuit africaine, vibrante de tous les cris animaux de la brousse. Le petit garçon qui marche tout seul dans les lucioles jusqu'au village qui résonne de rires. Le tam-tam qui bat.Le son qui monte jusqu'en haut des arbres noirs. Les danses au village. Les corps qui apparaissent et disparaissent autour du feu. Une jambe, une main, luisantes de sueur, une bouche grande ouverte pour le rire.

    Et hop! tout est happé par la nuit.Autour, indistincte, la foule des villageois. Les enfants somnolents qui laissent glisser leur pagne de nuit autour de leur torse. Les très jeunes filles qui remontent, d'un coup de reins, le petit frère qu'elles portent sur le dos. Tout un monde paisible. Des femmes qui allaitent leur bébé, assises par terre, les jambes bien étendues au sol. La calebasse d'eau au goût de terre qui passe de l'un à l'autre. La danse qui reprend, ou est-ce parce qu'il vient de se réveiller en sursaut qu'il entend de nouveau le tam-tam ? Les mains claquent, la poussière s'élève.

   Et soudain, un soir, voici un Père blanc qui arrive avec son projecteur, son groupe électrogène, et le cinéma ! Tandis que Crin-Blanc galope sur le drap tendu entre deux cases, les petits Africains ouvrent des yeux ronds et se serrent les uns contre les autres. Les femmes crient      Hi ! et les hommes rient alors qu'il n'y a rien de drôle. Le petit Mathieu est venu avec sa maman.

    Il aimerait bien, quand il repense à cette scène, revoir sa mère, fluette et pâle au milieu des Africains, mais non, ce n'était pas cela qu'il voyait. Il en a quelquefois parlé avec ses parents, depuis, et ils en sont arrivés à la même conclusion que lui: enfant, il ne remarquait pas les différences de couleur de peau. Il se demande s'il en est de même pour tous les enfants. Son père était agronome, sa mère, infirmière. Il se souvient seulement des chemisiers clairs de sa mère. Elle lui avait expliqué le film, parce qu'il n'y avait pas le son. Il n'avait pas tout compris, mais il avait adoré le cheval blanc. Sur le chemin du retour, il avait beaucoup pleuré. Sa mère avait beau lui dire que Crin-Blanc traversait la mer pour atteindre un pays où il n'y avait pas de méchants, il était quand même submergé de tristesse.

    Après cette séance, il avait souvent rêvé qu'il bondissait sur le dos de l'étalon blanc, qu'il fuyait, les bras autour de son encolure, les joues cinglées par sa crinière. Au cours des jours et des années difficiles qui suivirent de si peu cette soirée, Crin-Blanc l'avait souvent enlevé au-dessus de la réalité.

-  Tu vois, Marine, c'était mon avant, à moi, dit-il, tandis que le film commence.