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             Ma grand-mère   


Il y avait, près de la haute fenêtre, des fruits en pyramide dans un saladier de terre. J'ai saisi un pomélo tiède de soleil. Il n'avait pas la fermeté que j'attendais. Sur sa face cachée mes doigts s'enfonçaient légèrement. Mollesse, douceur incomparable de la peau moisie du fruit. J'ai fermé les yeux, debout au milieu de la cuisine, le fruit à la main. Je venais de retrouver, exact, bouleversant, le velouté de la joue de ma grand-mère une heure avant sa mort.

Je l'ai souvent entendue parler de la mort. Pour rire.

- Tu n'as pas peur, mémé?

- Mais bien sûr que j'ai peur, qu'est-ce que tu crois?

- Ah bon?

- Mais ne fais pas celle tête-là. grosse bête, avec mon cœur en compote, je suis déjà morte plusieurs fois, alors...

- Alors quoi ?

- Alors ça ne me fait pas peur. Quand ce sera fait je veux qu'on m'étende, sur le beau dessus de lit. comme ça. les bras étendus. Pas de crucifix, hein? Qu'on vienne me voir dans ma chambre
neuve.

Ça ne s'est pas du tout passé comme ça. Sur la table de nuit, de sa dernière nuit, il y avait un livre retourné ouvert à la page 102. C'était une dévoreuse de livres. Parfois elle lisait comme elle mangeait les escargots à la provençale, goulûment, et d'autres fois, c'était avec une sorte de hargne, les sourcils froncés, la lèvre mordue, féroce, ou bien en sphinx, les paupières baissées, l'air mort. Elle lisait allongée, à la sieste, et tard dans la nuit. Nous, les enfants, nous savions que si nous avions une peur, une douleur dans l'immobilité de la nuit, la lumière serait éclairée chez elle, file lisait parfois jusqu'au matin. Elle avait acquis dans les livres les mots, les idées qui habillaient l'intelligence laissée en friche d'une qui avait commencé à travailler en atelier à neuf ans. Elle en sortait des piscologie et des filousophes et des otoarengologistres. des flegmatriques et des frisiciens. et nous riions, mais je sais maintenant, que si ma grand-mère écorchait les mots élus c'était pour mieux se les approprier. Une marque qu'elle leur faisait. En réalité, elle savait très bien les prononcer correctement, mais son gynécologre à elle, n'avait rien de commun avec quelqu'un d'existant ou ayant existé. C'était le sien. Petite fille, je ne me doutais pas que je faisais, à l'écouter, mon miel de ces distorsions. Cette liberté avec les mots - «et si moi ça me plaît de les escagasser? C'est mon droit, non ? » -quel cadeau !
Et lorsqu'elle commença à être malade :
- Mémé, c'est le cœur?

- Mais non c'est pas le cœur, c'est les corollaires !

Plus tard, s'étiolant sans une plainte, elle passa ses dernières années à lire. Elle s'endormait souvent un livre sur le visage.

Dessous, sa vie continuait, à bas bruit. Sur son lit de mort, c'est ainsi qu'on aurait dû la montrer aux autres : avec un livre sur le visage. Je regrette de n'avoir pas eu cette idée, alors. Ce n'est pas beau un mort, mais un mort qui rêve de ce qu'il a lu. éternellement, oui... La grand-mère de ma grand-mère était illettrée. Fiancée, puis mariée à un marin, elle glissait chaque mois, dans les enveloppes sur lesquelles il avait inscrit une adresse pour chacune de ses escales, une feuille blanche. Il lui avait dit: «si tout va bien, tu laisses la feuille blanche, j'imaginerai ce qu'il y a dedans. Si tu es triste, tu fais une petite croix et si un malheur est arrivé, tu demandes à quelqu'un de me l'écrire. »
Cette femme aimait que sa petite fille lui lise des histoires, surtout à la fin. quand la mort avançait à pas de fourmi, la petite venait s'asseoir sur le bord du lit et commençait à ânonner: « Qui va labourer le champ? Pas moi, disait le canard, ni moi, disait le dindon. Moi je le labourerai, disait la petite poule rouge. ». La vieille écoutait, les yeux fermés, les bras étendus sur le lin. Le tumulus imperceptible que faisait son corps sous le drap ne frémissait pas. Elle avait l'impression que la douleur se faisait, un moment, moins mordante. Elle reprenait de temps en temps la fillette qui, pour sortir plus vite de cette chambre qui sentait la maladie, sautait quelques passages. « Tu as oublié la barbiche de sous-officier et les sabots luisants ! Dis-les moi. »
Et la petite recommençait. Parfois l'aïeule lui demandait des poèmes. Émile Verhaeren, ou Victor Hugo. Ce coquin de Rimbaud avec ses petits pauvres collés au soupirail du boulanger la faisait pleurer, et l'enfant, qui déjà avait du caractère, disait: «Ah non. mamé, si tu pleures je te lis plus de poésie! »
Elle avait huit ans quand l'ancêtre est morte. Tandis que les femmes descendues à la cuisine pour boire un café se demandaient comment l'annoncer à l'enfant, elle était rentrée de l'école avec une nouvelle lecture. Elles l'ont trouvée dans la chambre, assise au pied du lit. Elles ont écouté jusqu'à la fin. «  Alors, comment tu la trouves, mamé, cette nouvelle histoire?» Sa concentration dans la lecture était d'autant plus impressionnante qu'elle était, dans la vie. une femme d'action. Je la regardais plier le linge raide de soleil, assommer le lapin du tranchant de la main, faufiler un ourlet, retirer une épine à la pince à épiler, éplucher des pommes en longs rubans, décorer un gâteau à la poche, écraser une gousse d'ail d'un coup de poing, aplatir l'escalope et monter les blancs en neige au fouet à manivelle, couper les cheveux et recoller une semelle, balayer son atelier à midi, transparente en contre jour dans une voie lactée de poussière. J'ai passé mon enfance à regarder ma grand-mère. Son corps était mon domaine, ses gestes mon théâtre. Elle était la grande transformatrice. Ce qui passait par ses mains mourait et renaissait sous une autre forme.

l.a pièce de tissu rouge devenait manteau, le papier crépon, fleur, la pomme de terre, purée, la farine, l'eau et le beurre, malaxés, frappés à coups de poing devenaient pâte à tarte. Nous trouvions tout naturel que le lapin avec son nez perpétuellement remuant devienne par ses soins un succulent civet.
Elle faisait jeûner les escargots en les saupoudrant de farine et de thym.

- Tu vas voir s'ils crottent blanc ?

- Oui ! Ça y est. ils crottent blanc.

- Alors à la casserole !

Ma grand-mère zigouillait allègrement ce qui allait nous servir de repas. Dans cette période de totale innocence, je n'étais pas encore troublée par leur mort. Mieux, je pensais qu'ils se laissaient estourbir avec plaisir car c'était ma grand-mère.
Elle s'était imaginée de gaver une malheureuse dinde trop maigre à son goût pour le réveillon de Noël. Elle la tenait entre ses cuisses et bourrait le maïs dans un entonnoir enfoncé dans son bec. Nous regardions avec intérêt rouler ses petits yeux dorés. Elle coupait aux ciseaux les ailes des poules qui volaient un peu trop loin. Le jour où le cochon du voisin s'est sauvé et s'est jeté dans le précipice, elle a ouvert sa cuisine. Les hommes ont déposé sur la table la grosse bête encore chaude. Nous regardions son groin devenu noir parce qu'il était tombé sur la tête et elle affûtait ses couteaux. Elle l'a entièrement transformé en pâtés, en boudins, en fromages de tête, en rôtis. Le propriétaire en a eu la moitié. Nous nous sommes régalés du reste. Elle traitait aussi des animaux plus petits: des étourneaux que mon père abattait par dizaine avec une seule cartouche, car les champs étaient pillés par cette engeance minuscule. Elle en disposait jusqu'à quarante dans le plat, avec leur petite culotte blanche de barde de lard. C'était un délice, mais à les plumer elle en avait les narines farcies de duvets et le bout des doigts usés. Elle était la grande réparatrice aussi. Les poupées retrouvaient leurs jambes, leur tête grâce à elle. Elle leur redonnait même un regard par une opération très complexe au cours de laquelle elle utilisait des pinces de chirurgien pour maintenir des élastiques. Elle reprisait les accrocs, les rendait invisibles. Elle frottait en tournant les taches de goudron ou d'encre et le vêtement perdu était sauvé. Tout ce qui passait par ses mains, d'une façon ou d'une autre avait droit à une seconde vie.
Elle avait des cheveux très noirs que j'avais toujours crus épais et qui étaient fins comme un duvet de bébé sur son lit d'hôpital quand je l'ai caressée pour la première et la dernière fois. Et puis des mains rudes, rugueuses, des ongles courts, souvent noircis par les pommes de terre épluchées, les grenades ou les artichauts violets préparés crus dans les grands saladiers de terre vernissée. Des mains entièrement striées de fines crevasses. Elles en étaient fières, ma mère et ma grand-mère de leurs mains abîmées.

Quand la famille s'est retrouvée dans le gris et le froid, elle a été auprès de nous l'indestructible midi, avec son accent, sa voix forte et son rire. Mon frère qui devenait fou à vivre enfermé grimpait sur l'armoire et se jetait sur nous quand nous entrions dans la chambre en criant :« Je suis l'orang outan ! ». Tout à coup c'est la grand-mère qui est entrée. En tentant de se retenir il a fait dégringoler l'armoire sur elle. O désastre ! Elle était coincée dessous ! J'entendais des gémissements, elle était sûrement blessée. Quand enfin nous l'avons dégagée, elle ne pouvait plus se relever: elle pleurait de rire!

Je ferme les yeux et je vois deux grandes jambes maigres aux mollets hauts, toujours en mouvement, que j'essayais de rattraper dans les allées du marché, la peau de ses jambes était sèche et écailleuse, sans un poil, et ses pieds, déformés par des oignons.

Une autruche. Cela peut sembler curieux que je décrive ma grand-mère par les pieds, mais j'ai passé tant d'heures assise par terre sous la table de coupe à les regarder! Tonnerre du tissu qu'elle déchirait. Elle l'étalait, pif,paf. Bruit de papier: elle plaçait les éléments du patron. Tic, tic. elle les épinglait. Avec les grands Crouac Crouac de ses ciseaux qui glissaient sur le bois, elle découpait les dos, les manches, les cols, les chutes de tissu planaient mollement jusqu'au sol. Elle allait vers sa vieille machine Singer et elle pédalait à toute allure dans l'odeur de l'apprêt et de l'huile de machine.

Elle jetait un regard en bas sur moi. Ses yeux étaient noirs quand elle nous soupçonnait d'avoir fait une bêtise, marron exactement de la couleur des marrons lorsqu'elle se penchait pour nous consoler. Des yeux ronds aux cils ras. faits pour le rire et l'étonnement. Des yeux qui savaient tout. Des yeux qui m'ont sauvée du néant. Je sais que c'est son regard sur moi qui m'a sauvée de la folie. Un enfant qu'on ne regarde pas n'existe pas, d'une certaine façon, j'en suis sûre. Souvent j'ai senti que je disparaissais, mais quelque chose me retenait. Je levais la tête : son regard sur moi.

Être vue dans ma singularité, ne pas être prise dans le bloc indifférencié des «enfants». Devenir moi sous son regard. Regard magique longuement posé sur mon corps, qui traversait mon enveloppe jusqu'au cœur, avec compréhension . Avec peut-être une connivence que je ne pouvais pas reconnaître. Qui étais-je devant elle ? Presque rien, pensais-je. Je ne pouvais pas imaginer avoir une quelconque importance et peut-être en avais-je une. J'en avais une. maintenant j'en suis sûre, autrement, pourquoi aurais-je le sentiment de lui devoir d'être sauve? Et saine, aussi, autant qu'un être humain peut l'être. Je comprends à présent cette transmission, à travers le regard. Son regard sur moi. le mien sur elle. Elle me considérait en silence, je l'observais de tout mon être, je la buvais des yeux. Il y a eu transfusion entre nous. En Afrique, où j'ai vécu, plus tard, certains enfants portent le nom de leur grand-père ou de leur grand-mère et on a pour eux, très tôt. une sorte de respect. On les appelle papa et maman alors qu'ils marchent à peine. On dit qu'ils portent une part de l'âme de leur ancêtre. J'ai attendu d'avoir cinquante-cinq ans pour oser penser que je porte une part de l'âme de ma grand-mère, une part de son héritage humain. J'ose. Peut-être parce que j'ai mal au genou aujourd'hui, comme elle? Non, parce que j'ai à présent suffisamment confiance en moi pour savoir que je ne la décevrai pas. Parce que je sais aussi qu'en écrivant, je suis son héritière, que coudre mes phrases, trouver les formes, ajuster mes mots, les accorder entre eux comme on accorde les couleurs, les tissus selon leur grain, lisser, joindre sans un pli, ne pas perdre la trame, retirer encore et encore de la matière, se relever la nuit pour ajouter le détail qui donnera de l'allure, corriger jusqu'à penser enfin qu'on ne peut plus améliorer son texte est travail de couturière.

                                                                                                                FIN

Parue dans "d'ici" Nouvelles écrites et parues en Languedoc-Roussillon 2006