Nouvelles

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Il ne sentira rien

 

J’ai demandé au docteur quelque chose pour l’aider si ça devenait trop, trop… Il a été humain. Il m’a dit voilà, vous mettez les trois ampoules. Il ne sentira rien. Merci docteur. Je lui en ai fait des piqûres quand Marietta tardait. J’ai l’habitude. Je pique bien mon mari depuis deux ans. Enfin, j’ai surtout piqué des bêtes. Des bêtes, oui, j’en ai piqué, pour ceci, pour cela, la tuberculose des bovins, la maladie des jeunes chiens, que sais-je. C’est pas une piqûre qui va me faire peur. Mais pour lui, de cette piqûre-là, je n’en ai pas eu besoin. Il ne se plaignait pas. Il ne pouvait plus parler à la fin, mais pas un gémissement. Marietta disait : « Je n’ai jamais vu un malade aussi sage. » Aux autres, dehors, elle disait pas un malade, elle disait : « un mourant ». Je le sais. Il était calme. Seulement ses yeux qui me suivaient et parfois ses larmes qui coulaient en silence. Oh ça je ne pouvais pas. C’était le plus dur. Plus dur que de le voir transformé en squelette, plus dur que de savoir qu’il allait mourir d’un jour à l’autre. A quarante ans. Ces larmes avec ses yeux ouverts, plus dur que tout. Envie de me jeter par la fenêtre pour ne pas voir ça, mais non, le kleenex et « pleure mon petit, pleure si ça te fait du bien » et lui toujours dur. Non, pas dur, pas dur, plutôt, comment dire ? Vrai. Seulement vrai. Lui il écrivait sur sa petite ardoise avec son écriture toute déformée : « Non, ça ne me fait pas de bien de pleurer. » Et puis deux jours avant, il a écrit : « J’aimerais voir papa . » Je lui ai apporté l’ardoise. J’ai attendu la mi-temps du match de foot pour la lui montrer. Il l’a lue, me l’a rendue aussitôt. « Tu sais très bien que j’irai pas. Pour moi il est déjà mort depuis longtemps. Un pédé, c’est le fils de personne. »

J’ai rien dit. Je suis retournée au village dans le bel appartement où mourait mon fils. J’ai dit : « Ton père est très fatigué. Il ne peut pas marcher. Dès que Simone reviendra elle l’emmènera en voiture. » Il a fermé les yeux.

Deux jours après il dormait, j’étais là, à tricoter auprès de lui. Il a eu comme un hoquet, il m’a regardée avec de grands yeux d’un air de demander « Mais qu’est-ce qu’il m’arrive tout à coup ? » et il a vomi tout son sang sur moi. J’en étais couverte, des cheveux aux pieds. Et il était mort. Mariéta m’a mise sous la douche tout habillée. Avec les chaussures. Tout ce rouge dans la douche. Je pensais : « il m’a rendu le sang que je lui avais donné. ». Et c’était… C’était…

Il n’a pas voulu assister à l’enterrement. De toute façon qu’il y vienne ou pas, pour moi c’était pareil. Il était malade, soi disant. A partir du moment où Rémi est allé vers la mort, il lui est sorti toutes sortes de maladies, à lui. Comme par hasard.


Il avait surtout son arthrose. C’est douloureux, ça on ne peut pas dire le contraire. C’est toutes ces années qu’il a passées à travailler, qu’il pleuve ou qu’il vente. Tailler les vignes, ça lui a escagassé les mains. Les genoux, les hanches, tout lui faisait mal. Et monsieur ne pouvait pas avaler de cachets. Il s’étranglait et recrachait tout une fois sur deux. Alors c’est moi qui lui faisais sa piqûre, deux fois par semaine. Marietta était bien d’accord qu’il n’y avait pas besoin d’une infirmière pour piquer cette vielle couenne. Elle disait que pour l’entendre encore rouscailler, ça valait pas les deux euros et neuf centimes qu’on la payait. Elle préférait garder mon Rémi gratuitement. Elle lui mettait de la musique. Des trucs à elle. A eux, puisqu’il était bien avec ça. Elle lui apportait des drôles de cigarettes. Quand il avait fumé il disait des choses sans queue ni tête avec un drôle de sourire. Un jour Simone a fait des réflexions sur ces cigarettes. Je lui ai dit que la seule chose qui m’importait c’est que ça lui faisait du bien et que elle, avec ses prières, elle était bien incapable de lui redonner le sourire de son enfance, le sourire de « Jean de la lune » qui énervait tellement son père. Ça l’a un peu vexée. Elle l’aimait aussi, mon Rémi, c’est sûr.


Ce matin il n’a pas arrêté de se plaindre et de répéter que je mettais bien du temps à préparer cette piqûre, qu’on aurait dit que ça me faisait plaisir de le voir souffrir. Je la lui ai faite. Il a fallu qu’il rouspète encore. Que ça le brûlait, que j’avais pas piqué droit. Pas une heure sans rouspéter avec lui. Toute ma vie j’ai entendu un homme rouspéter. Mon père d’abord, et puis lui. Et la soupe qui est trop salée, le rôti trop cuit, et les poules qui pondent trop peu, et le René qui a mal taillé les oliviers et le climat qui se déglingue. En le piquant j’ai pensé « Rouspète, rouspète, mon vieux, profites-en ! » Et je suis partie au village faire mes courses comme tous les matins. Tôt. Marcel était déjà dans son jardin, il arrachait les pieds de tomates, le cul plus haut que la tête. J’ai dit à travers le grillage :

Il a répondu sans se redresser :

Au croisement, j’ai ouvert le container. J’ai enfoncé la seringue et les trois ampoules vides dans un sac plein de bouteilles en plastique. J’ai refermé le container. Couvercle jaune. Ils le vident cette nuit. Je suis allée à l’épicerie. Je trouve que la Madeleine, elle va de plus en plus vite pour poser les choses sur la balance. Je me demande si elle regarde vraiment ou si elle fait tout les prix au hasard. Je suis passée voir Ida qui n’allait pas fort. On a parlé de la kermesse, des oreillettes qu’elle ne pourra pas faire cette année. C’est pas un mal, déjà l’année dernière elles étaient immangeables. Je suis revenue à neuf heures quarante cinq pile. J’ai regardé ma montre en montant l’escalier. C’était fait. Il était étalé de tout son long dans la cuisine, la figure sur le carrelage. On dirait qu’il n’a pas souffert. Ce docteur, il est jeune mais on peut lui faire confiance. J’ai ouvert la fenêtre et j’ai crié, j’ai crié. Marcel est arrivé tout essoufflé, les mains terreuses, son bedon en avant.

Ils disent la pauvre, en un mois elle a perdu son fils et son mari.


Pas cette année, mais l’année prochaine, je m’inscrirai pour le voyage à Venise. Il y est allé à Venise mon petit, il a dit que c’était très beau. Et aussi à Marrakech. Je vendrai les vignes et j’irai.