Nouvelles

 

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Spéculum

 

 

Elle lui a enfoncé l'instrument là, à la base du cou. Deux millimètres plus à gauche et c'était la jugulaire. Une folle.

Elle est partie le slip même pas enfilé correctement, tout tire-bouchonné dans le collant. Elle n'a pas pu faire démarrer sa voiture, elle tremblait trop. Elle est rentrée dans la pharmacie.

- Appelez la police, j'ai tué quelqu'un.

- Qui?

Elle n'a pas répondu. Elle a fait un vague geste, les doigts pleins de sang. Ils n'ont même pas poussé une chaise devant elle pour qu'elle s'asseye. Déjà elle n'était plus une humaine. Ils s'affolaient. Comme si on venait de leur annoncer qu'une bombe était déposée dans le tiroir caisse. Elle ne tenait plus sur ses jambes. Elle a pris le tabouret, au ralenti, sous les lumières violentes. Le slip lui sciait les jambes.

Le 15 pour la police, le 18 pour le SAMU.

Sa voix était absolument sèche. Aucune salive, aucune intonation. Electronique, elle avait pensé, en s'entendant.

La pharmacienne était rouge, elle semblait se battre avec le téléphone, on aurait dit que sous ses doigts il était en train de se transformer en bestiole épouvantable qu'elle devait prendre de vitesse pour terminer son numéro .

Après ils sont arrivés, nerveux, nombreux, combien? Parlant fort. L'ont prise par les bras. Non elle ne voulait pas leur montrer celui qu'elle avait tué. D'ailleurs tenez, le voilà. Il était là, le visage blanc comme sa blouse par dessus le gâchis rouge qui dégoulinait jusque sur ses chaussures anglaises. Il comprimait à l'aide d'un torchon la base de son cou et il disait d'une voix mourante : "Appelez le SAMU, vite."


 

Au poste elle avait toujours le slip qui la sciait, son collant descendait, plissait aux chevilles. Elle ne pouvait pas aller aux toilettes pour le moment. Manque de personnel. Oui le gynécologue qu'elle avait (voulu) tué (er) portait plainte. Oui, il pensait qu'elle était folle à lier. Non, il n'avait rien fait qui….

L'objet du crime était sur le bureau du commissaire. Elle y a jeté un coup d'œil. La nausée revenait. Elle a fermé les yeux.

L'homme en face la questionnait. Elle ne pouvait pas répondre. Seulement dire oui quand il a demandé : "Reconnaissez-vous avoir tenté de mettre fin aux jours de monsieur Montrol, docteur en gynécologie?" Oui. Mettre fin aux jours de… c'était un peu long, mais le tuer, ça oui, elle avait tenté. Pourquoi? Alors là….


Elle devait se faire contrôler. A cause des ennuis qu'elle avait depuis quelques mois. Elle n'avait jamais aimé ça, jamais. A quarante cinq ans, elle avait consulté trois ou peut-être quatre fois un gynécologue. Avant, rien que d'y penser, elle était malade et après, elle mettait chaque fois un temps fou à s'en remettre. Ces collègues lui disaient qu'elle était folle que elles, non, elles écartaient les jambes, elles pensaient à leur liste de course, et hop! C'était fini. Eh bien elle non. Elle ne savait pas pourquoi. Pourtant elle n'était pas prude au lit avec Pierrot, ça non, mais c'était complètement différent. Ca n'avait rien à voir.

Elle ne comprend pas. Arrivé là son esprit se cabre et s'embrouille. Elle sait qu'en montant les escaliers déjà elle sentait la transpiration lui couler sous les aisselles. Elle était gênée. Il allait sentir. Elle a attendu. Une chaleur incroyable dans cette salle d'attente. Et où sont les toilettes ? Rien de marqué. Elle avait de la sueur au plis de la taille. Elle s'est dit : Tant pis, je pars, je prendrai rendez-vous avec un autre, allez, je… Et il était là, énorme dans sa blouse blanche.

-Entrez.

Sa grosse masse plaquée contre le mur il a dit : "Passez, je vous en prie." Elle a courbé les épaules. Elle était persuadée qu'il allait faire peser sa main sur sa nuque comme autrefois. C'est dans ce couloir un peu sombre entre la salle d'attente et le cabinet que quelque chose s'est passé en elle. Elle l'a physiquement senti. Comme si ses jambes maigrissaient et raccourcissaient. Elle aurait dû dire : "Excusez-moi, je ne suis plus la même, il faut me laisser seule un moment." Ou bien : "Attention", oui, elle aurait dû dire attention parce qu'elle sentait un danger, mais le reste de sa carcasse, ce qui apparemment n'avait changé en rien, avançait malgré cette nausée, ce brouillard, parlait des règles arrêtées, des douleurs, se déshabillait. Quand elle s'est étendue sur la table, son petit ventre creux était contracté et dur comme de la pierre. Elle n’a pas regardé mais elle savait que ses pieds n'arrivaient pas au bout. Elle attendait qu'on desserre de force ses bras croisés sur sa poitrine et que les lanières lui emprisonnent les poignets.

- N'ayez pas peur, madame, décontractez-vous. Écartez les jambes, je ne vous ferai pas mal.

Et puis il a tourné son énorme dos blanc. Elle entendait le cliquetis des objets d'acier qui se heurtaient sur la petite table roulante en verre.


Sous le projecteur blanc, la petite fille maigre, nue, les jambes ouvertes, relevées, attachées à des appareils de métal essaie de refermer ses jambes. Elle va se faire des bleus aux chevilles. Comme chaque fois. On lui a attaché les mains aussi parce qu'elle voulait toujours se cacher. Elle empêchait le spécialiste du pipi au lit de travailler. Une femme en décolleté carré et taille fine se penche sur elle. "Tu es contente? A force de bouger, voilà, c'est arrivé, le docteur a dû t’attacher." Le grand dos se retourne. Il tient une sorte de seringue en acier terminée par un tuyau de caoutchouc. La petite se tortille. "Ne pleure pas, tu sais que ça ne fait pas mal." "Je veux faire pipi." "Attends un peu, c'est presque fini." La femme et l'homme en blanc échangent un sourire au dessus de l'enfant écartelée. Puis l'homme se baisse. Il ne regarde que là, entre ses jambes. Il n'a jamais regardé ses yeux. Ce qui l'intéresse c'est ça. Il dit : « ne bouge pas », la tête entre ses jambes. Il approche sa seringue froide. "Maman, je veux faire pipi" La mère pince les lèvres. "Retiens-toi." L'homme continue son travail.

Elle ne s'est pas retenue, et une fois que ça a commencé, plus moyen de s'arrêter. Elle inonde même la petite table roulante en verre et tous les instruments d'acier. Elle pisse et elle pleure et l'homme monumental a fait un bond en arrière. Ses grosses mains sont mouillées, peut-être qu'il a des gouttes aussi sur la figure, sur les lunettes. L'aiguille qui l'avait brûlée au passage la brûle de nouveau, brutalement, lorsqu'il la retire. Il lui glisse un bassin froid sous les fesses mais c'est fini. Elle a honte, elle voudrait disparaître. Au dessus d'elle, sa mère est outrée. "Comment as-tu? Comment as-tu..?" et l'autre en s'essuyant les mains : "Mais ce n'est rien madame, ce n'est rien, j'ai l'habitude, avec les enfants…" Et l'homme, tapote sans ménagement son sexe et ses fesses avec un coton tout en regardant par dessus ses lunettes, avec insistance, la femme au décolleté carré. Enfin il essuie autour d'elle et la détache.


Qu'est-ce qu'il farfouillait donc encore? Il prenait un objet, le reposait. Cling! Elle tremblait, les paupières serrées et puis tout à coup elle a refermé ses cuisses et s'est trouvée debout. Avant qu'il ait pu parler, ahuri, un spéculum dans sa main gantée, elle a saisi un instrument long et pointu qui brillait sur la table roulante et elle le lui a enfoncé dans la gorge. C'est tout.


A la base du cou. Deux millimètres plus à gauche et c'était la jugulaire. Une folle.

Paru dans la revue "Brèves"