Chroniques

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Utérus ? Qu’est-ce que c’est ?



Longtemps j’ai ignoré que j’avais un utérus. Quand j’étais enfant, sur les planches anatomiques dans le livre de biologie, on voyait très bien les intestins, le gros et le grêle, les poumons, le pancréas, même, en forme de feuille, mais entre les jambes de la silhouette humaine il y avait un flou qui la rendait neutre et rejetait dans un néant angélique tout organe de la reproduction, externe ou interne, mâle ou femelle.


En 1967, en classe de terminale, en disséquant une souris, ventre ouvert, crucifiée, une épingle dans chaque patte, j’ai appris que cette pauvre bête avait un utérus.

-   Vous avez vu l’œsophage ?

-   Oui

-  Le foie ?

-   Oui

-   Les poumons ?

-   Oui

-   L’utérus ?

-   Ben heu….

-   C’est une souris femelle, vous avez forcément vu son utérus !

-   Oui, oui, je l’ai vu. Bien sûr.

Je n’avais rien vu du tout, le complexe de celle qui n’avait jamais fait de latin m’avait assaillie et puis, ça puait tellement le formol que je n’avais qu’une envie : fuir.


Un an après on employa de nouveau devant moi le mot utérus, mais c’était du mien qu’il s’agissait. Je n’étais pas épinglée sur du liège au fond d’une bassine à dissection mais exposée jambes écartées sur une table gynécologique. Le jeune interne de l’hôpital universitaire m’a demandé :

-   Vous voulez le garder ?

-   Garder quoi ?

-   L’enfant.

-   Quel enfant ?

-   Ben celui que vous avez dans l’utérus !

J’ai observé une minute de silence. Je ne comprenais pas très bien la situation. Je n’avais jamais réfléchi à mon pouvoir de « procréation ». J’avais simplement cherché à découvrir le plaisir à deux.

-   Je le garde.

-   Vous êtes sûre ?

-   Oui.

En réalité je ne comprenais pas sa question. A presque 19 ans, et 47 kilos, je n’étais pas précisément une militante anti-avortement, non, mais j’ignorais tout simplement qu’on pouvait pousser un enfant vers la sortie autrement que par l’accouchement. Et encore, l’accouchement, je ne m’étais jamais aventurée à l’imaginer précisément. Ça ne me concernait pas. Je m’étais crue un humain comme un autre, avec un creux là où d’autres sont en relief et c’était bien pratique. Et tout à coup, il fallait envisager cette situation étrange : je devenais une poupée russe. Je contenais un utérus, qui contenait un bébé, qui, lui-même, avait 53% de chances de contenir un utérus. Et ainsi de suite. J’en avais le vertige.

A presque 20 ans, après avoir couvé avec étonnement ce ventre gonflant comme un infini soufflet, contenant cette poche au nom latin autrefois inconnu de moi, pleine d’une créature tournoyante et cabriolante, mi-derviche - mi-dauphin, j’arrivai à l’hôpital africain où ma fille allait naître, parmi cinquante autres enfants (nuit de pleine lune).

Avant que je m’étende sur les carreaux de faïence blancs de la paillasse, la sage-femme m’a fait remplir un questionnaire. Dernière ligne: « Excisée/ Non excisée. Barrez la mention inutile »

-   Qu’est-ce que ça veut dire excisée ?

-   Laissez ça, c’est pas pour les Blanches. ..

Pliée en deux par la contraction de ce fameux utérus, je n’ai pas cherché à approfondir davantage le sujet. Pour le moment.

J’ai envie de dire que c’est après que j’ai réfléchi, mais non, j’avais commencé à réfléchir avant.

Lors de la visite du neuvième mois, au moment où le médecin me disait : « Au revoir. Tout va bien se passer, mais ne vous déplacez plus sans la valise du bébé maintenant », je m’étais levée. Mon ventre proéminent surplombait le bureau. Mon petit habitant boxait à quinze centimètres du nez du médecin.

-   Vous avez d’autres questions à me poser ?

-   Je veux des pilules contraceptives.

-   Mais… Vous n’en aurez pas besoin de sitôt…

-   Peut-être, mais je ne sors pas d’ici sans une ordonnance pour des pilules.

Accoucher avec une plaquette de pilules sous mon oreiller, je n’ai jamais rien connu de plus rassurant ! J’avais compris à quel point il était facile pour un petit humain de se glisser dans mon utérus.

Depuis je ne cesse de réfléchir. De penser que les pires systèmes humains sont ceux qui réduisent les femmes à cette petite poche extensible au nom latin, qu’elles sont seules à posséder, sans laquelle aucun futur humain ne serait conçu, abrité ni nourri. Et cela souvent pour leur bonheur et le bonheur de tous, mais aussi quand elles ne veulent pas de cet envahisseur, quand un homme l’y a mis de force.

Je réfléchis et je constate que parmi les femmes que j’admire le plus, certaines n’ont jamais rempli leur poche. Et elles ont tant apporté au monde ! Leur esprit, leur créativité, leurs idées, leur engagement, leur intelligence, leur compassion, leur beauté, leur talent, leur vie parfois. La femme n’a donc pas besoin d’un utérus à remplir, rempli ou qui l’a été pour que rayonne sa féminité ou pour être simplement humaine ? Sans doute.